Entretien au Monde : « Les conditions de détention ne se réduisent pas à une question de statistiques »
Entretien. Avocate au barreau de Paris, Amélie Morineau préside l’Association pour la défense des droits des détenus. Créée en 2015, elle fédère une centaine d’avocats spécialisés dans le droit de l’application des peines et le droit pénitentiaire. Pour Mme Morineau, les mesures de libération en fin de peine, prises pendant l’état d’urgence sanitaire, « démontrent que l’aménagement de peine n’est pas un risque pour l’institution, mais au contraire, une garantie contre la récidive ».
Comment qualifiez-vous la baisse du nombre de personnes incarcérées à l’occasion de la crise sanitaire ?
La baisse du nombre de détenus sur la période est très satisfaisante. Mais, elle a été provoquée par des impératifs sanitaires et rien d’autre. Les juges de l’application des peines, les services d’exécution des peines des parquets et les services pénitentiaires d’insertion et de probation ont travaillé ensemble dès le début du confinement pour faire sortir des condamnés en fin de peine, sans attendre les dispositifs mis en place par le gouvernement avec les ordonnances du 25 mars.
La bonne nouvelle, qui mérite d’être soulignée, est que cela s’est fait sans que le monde s’effondre. Sans observer de hausse spectaculaire de la délinquance ni avoir des informations du ministère de la justice sur des cas de récidive de personnes fraîchement libérées.
Quelle leçon peut-on tirer de cet épisode ?
Cela démontre que l’aménagement de peine n’est pas un risque pour l’institution mais, au contraire, une garantie contre la récidive. En revanche, derrière l’affichage d’un taux d’occupation des prisons inférieur à 100 % des capacités, se cache une réalité très disparate. Avec des maisons d’arrêt qui restent structurellement suroccupées. La réduction du nombre de détenus pendant l’état d’urgence sanitaire a permis de calmer la situation à court terme. Rien de plus. Et cela n’a pas duré. Là où les magistrats hésitaient à prononcer un mandat de dépôt pendant le confinement, en prenant le temps de réfléchir à d’autres types de mesures, on constate que les vieilles habitudes sont revenues. Les juges ont pourtant montré qu’ils savaient faire.
Mais les conditions de détention sont aujourd’hui bien meilleures…
Il faudrait se dire une bonne fois pour toutes que les conditions de détention ne se réduisent pas à une question de statistiques. Il ne suffit pas de constater un taux d’occupation passé sous la barre des 100 % pour affirmer que les conditions dans lesquelles les personnes sont incarcérées respectent leur droit à la dignité. On peut très bien être seul dans sa cellule, mais se retrouver sans activité, sans accompagnement et dans un lieu insalubre. Le traitement inhumain ou dégradant ne se limite pas aux situations où trois personnes se partagent une cellule de 9 m2, même si c’est évidemment un critère. L’absence de travail – ou son niveau de rémunération –, le manque de moyens des services de réinsertion, l’état des sanitaires, l’éloignement de certains établissements par rapport aux moyens de transports décourageant la visite des familles, tout cela participe des conditions de détention. Penser qu’une fois que des nouvelles prisons auront été construites le problème sera résolu est une grave erreur.
Quelle conséquence devrait avoir la décision de la Cour de cassation du 8 juillet selon laquelle le juge doit ordonner la libération d’un détenu si ses conditions de détention sont indignes ?
L’arrêt de la Cour de cassation pourrait constituer une opportunité incroyable : faire enfin ce que demande la Cour européenne des droits de l’homme en permettant un recours préventif contre les conditions de détention qui violent la dignité des personnes. Aujourd’hui, le mécanisme ne fonctionne qu’a posteriori. La justice prend acte que vous avez été détenu dans des conditions indignes et vous indemnise. La Cour de cassation permet donc aux prévenus de saisir le juge judiciaire pour tirer les conséquences de conditions de détention qui seraient contraires aux droits de l’homme, quitte à ordonner la sortie de prison sous contrôle judiciaire ou avec une assignation à résidence avec un bracelet électronique. Mais je peux vous assurer que cette jurisprudence n’est pas entrée dans les mœurs des juridictions.
Depuis le 8 juillet, plusieurs avocats ont plaidé sur ce terrain sans résultat. Selon l’arrêt la Cour de cassation, il faut démontrer que l’indignité provient de conditions de détention « actuelles et personnelles ». Or, les constats établis par exemple par le Contrôleur général des lieux de privation de liberté ne sont rendus publics que deux ans après la visite d’un établissement. On ne désespère pas de faire appliquer un jour cette jurisprudence.
Il reste un trou important dans la raquette car les personnes condamnées ne sont pas concernées par la décision de la Cour de cassation. Or, les maisons d’arrêt ne comptent pas que des prévenus. De nombreux condamnés à de courtes peines [inférieures à deux ans d’emprisonnement] y sont incarcérés. Ils n’auraient donc pas droit à un recours sur leurs conditions de détention ?
La part des prévenus dans la population carcérale atteint 34 %, un niveau record…
Ce record est mécanique en raison de la baisse du nombre de condamnés. Mais le problème n’est pas nouveau. Qu’un tiers des détenus soit des présumés innocents est ubuesque. On a vu pendant l’état d’urgence sanitaire des juridictions placer sous contrôle judiciaire des prévenus après avoir examiné la faisabilité de la mesure comme l’existence d’un domicile. Cela fait vingt ans que les magistrats pouvaient le faire, pourquoi ne le faisaient-ils pas ? C’est inquiétant !
Eric Dupond-Moretti a eu lors de sa prise de fonctions de ministre de la justice un mot pour les « prisonniers » et leurs conditions de détention « inhumaines et dégradantes ». Y voyez-vous le signe d’une inflexion politique ?
Cela provoque énormément d’espoir au sein des établissements pénitentiaires. Nos clients nous le disent. Son discours d’investiture était important et nous l’avons apprécié. Mais cela fait longtemps qu’en matière carcérale, on préfère les actes aux discours. Je lui laisse l’entier bénéfice du doute.
Propos recueillis par Jean-Baptiste Jacquin - Publié dans Le Monde le 06 août 2020 à 12h00